“Les rappeurs? Oui, il y en a sûrement des biens. Mais les “nique la France” à tout va: je ne peux pas. Tu te rends compte du discours de ces gens?”
– Un tonton ivre
Vous avez peut-être déjà entendu cette phrase, ou une autre similaire, à un repas de famille. Dans la bouche de certains, si le rap n’est pas occupé à niquer la France il est, tour à tour, violent, vulgaire, simpliste ou tout simplement illettré. Ces interjections, bien que projetées bruyamment entre deux verres de rouge, sont signifiantes. Il est intéressant d’observer que c’est souvent un public peu exposé musicalement au rap qui propage ce discours. Que ce soit un oncle fan de rock, une grand-mère auditrice de Radio Classique ou un cousin en école de commerce: je suis prêt à parier que vous ce genre de profils existe dans votre entourage.
A l’heure où le rap domine l’industrie musicale française, comment expliquer que ces poncifs demeurent ancrés dans l’imaginaire collectif ? Dans cet article, on va se concentrer sur le lieu commun qui m’agace le plus, mais je suis convaincu que les réflexions qui vont suivre pourraient s’appliquer à de nombreux autres clichés. Alors, est-ce que tous les rappeurs veulent vraiment niquer la France? Rentrons dans le vif du sujet.
Tout le monde veut-il vraiment niquer la France ?
Les auditeurs et auditrices assidues de hip-hop ont sûrement déjà la réponse à cette question: non ! Les rappeurs et les rappeuses ne souhaitent pas niquer la France à tout prix. Je vous met d’ailleurs au défi de retrouver la dernière fois que vous avez entendu ce gimmick dans vos playlists. Ce ressenti empirique n’est toutefois pas suffisant pour retoquer l’idée selon laquelle une majorité des titres de rap français incluent des références anti-France. Donc j’ai fait appel aux copains de chez Rapsodie pour aller vérifier tout ça.
Moins de 1% des titres niquent la France
On a donc réfléchi à 800 formules proches de “nique la France”. Ensuite, on a fouillé dans la base de données de Genius pour savoir combien de fois elles ont été recensées. Cela devrait nous permettre d’estimer la récurrence de l’utilisation de ce gimmick dans le rap français.
Ainsi, entre 1994 et 2020, on dénombre seulement 200 phrases dans lesquelles des artistes rap déclarent ‘baiser la France’, ‘niquer l’État’ ou encore ‘enculer Marianne’. Soit un peu moins de 8 utilisations par an en moyenne. Ce qui signifie que seulement 0.14% des titres de rap publiés chaque année contiennent une formule se rapprochant de ‘nique la France’. Le graphique ci-dessous montre le nombre de punchlines recensées face aux nombre de titres de rap français publiés chaque année.
Une utilisation très disparate de ces formulations
On se rend également compte que même si ce genre de formulation a gagné en popularité au cours des années 2000/2010 son utilisation reste très largement limitée. Dans la base de données que nous avons rassemblée, on dénombre 140 artistes différents ayant eu recours à ce type de phrases. Seulement 21% d’entres eux ont eu recours à ces formulations plus d’une fois au cours de la période étudiée. Nous sommes donc très loin de l’idée selon laquelle il serait impossible d’écrire un texte de rap sans user de ce poncif, non ?
Des phases principalement issues du rap conscient
Si l’on s’intéresse aux rappeurs apparaissant plus d’une fois dans notre base de données, on se rend rapidement compte qu’ils s’inscrivent dans un discours critique des institutions ou dans une mouvance proche du rap conscient. On retrouve ainsi Mac Tyer en tête du tableau avec les diverses variations de sa punchline: « Je baiserai la France jusqu’à ce qu’elle m’aime ». Il est suivi d’artistes comme Freeze Corleone, Niro ou Hugo TSR. La discographie des artistes ci-dessus tend à justifier l’utiliser de ces formulations dans le cadre d’une critique du contexte politique et/ou social. Les autres itérations de ces formulations se place dans une démarche d’entertainement et non celui d’un appel à la haine comme le suppose le cliché cité plus haut.
Comprendre l’origine de ces clichés
Le cliché selon lequel le rap véhicule une avalanche de « nique la France » comme autant d’appels à la haine est donc infondé tant sur le plan quantitatif que qualitatif. Pour comprendre comment des clichés aussi éloignés de la réalité peuvent prendre racine dans l’imaginaire collectif, il faut s’intéresser à la manière dont le rap a été présenté au grand public. Les travaux de chercheurs comme Karim Hammou, Marion Dalibert ou Marie Sonnette nous renseignent sur les biais existant dans la représentation du rap par les médias.
Le rap maintenu à distance du grand public
On peut illustrer ce phénomène en notant que, sur une année, les rappeurs n’ont jamais représenté plus de 15% des invités des matinales de France Inter ou 19% de ceux de Taratata. Bien que cette tendance soit à la hausse, ces chiffres ne reflètent pas le fait que le rap s’impose depuis la deuxième moitié des années 2010 comme la première musique de France. La sous-représentation du rap dans les médias traditionnels maintient un certain éloignement entre cette musique et ceux qui ne font pas partie de son public. Cette pratique délégitime également le rap et le rend plus facilement ciblé par des clichés négatifs.
Le rap: musique ou fait de société?
Si le rap est indéniablement sous-représenté, la manière dont il est traité dans les médias souffrent également de plusieurs biais. Ainsi, le rap est aussi bien considéré comme un courant musical que comme un fait de société. Nombre d’artistes sont malheureusement souvent décrits dans les médias traditionnels par leurs déboires avec la justice plutôt que par leurs aspirations musicales. Cela est clairement exposé par le fait que de 2000 à 2018, 13% des articles de presse ont traité du rap comme problème posé à la société. Ce biais entretient la mauvaise appréciation du rap par un public qui le connaît mal et, de fait, pérennises certains clichés.
» Dans la presse de référence, les portraits des rappeurs appartenant à la sous-catégorie du gangsta rap mettent peu l’accent sur leurs carrière musicale et productions artistiques. Ils invoquent surtout les éléments biographiques liés à la violence et la délinquance, comme ceux publiés sur Booba dans Libération […] «
Marion Dalibert
Hiérarchisation et délégitimation des artistes
Enfin, les médias traditionnels sont porteurs d’un autre biais qui consiste à imposer au rap une hiérarchie entre “bon” et “mauvais” rappeurs. Des artistes comme MC Solaar, Oxmo Puccino ou Diam’s ont incarnés ce stéréotype du “bon” artiste à tour de rôle dans les médias. Si ce mécanisme encense les qualités de certains artistes, il permet également de les dissocier d’une masse qui, par opposition, serait incapable de démontrer ces qualités. Ce cadrage spécifique imposé au rap rend encore plus difficile de réfuter les clichés qui lui sont attachés. En effet, tout contre-exemples peut être considéré comme une exception alors que les défauts restent attachés au reste des artistes.
« Si le rapper concerné est irréprochable, les rappers sont souvent blâmables ;
– Anthony Pecqueux
le collectif est toujours plus problématique. »
Clichés, épiphénomènes et politique
Comme nous venons de le voir, des clichés infondés naissent et se multiplient sur le terreau fertile des biais des médias. Ces derniers sont loin d’être innocents, ils favorisent la construction d’une image distordue du rap dans l’imaginaire d’une grande partie de la population. Plus gênant encore, les courants politiques conservateurs mobilisent cette vision biaisée du rap pour critiquer les auditeurs et les artistes faisant vivre ce courant. Les clichés associés à cette musique, pourtant infondés, deviennent autant de paraboles véhiculant des stigmates classistes ou racistes.
Un rappeur plus connu des lecteurs du Figaro que des diggers?
On peut par exemple se pencher sur le cas du rappeur Nick Conrad. En 2019, le nom de cet artiste était sûrement plus familier des lecteurs du Figaro ou de Valeurs Actuelles que des auditeurs de rap. En effet, il fut mentionné dans des dizaines d’articles de Valeurs Actuelles et à plus de 80 reprises sur le site du Figaro. En revanche, aucun article ne lui est dédié sur des sites spécialisés comme l’ABCDR du Son ou Backpackerz. A l’origine des nombreux articles dans les sphères conservatrices, un titre intitulé “Pendez-les blancs” et son clip.
Encore un cas de représentation biaisée et disproportionnée du rap
Et pourtant, ce titre sorti en 2018 n’est qu’un morceau de rap parmi 26.414 sortis cette année là. Cet emballement médiatique à l’encontre d’un artiste pourtant méconnu du public rap lui-même démontre la dichotomie entre la représentation du rap et la réalité. L’artiste aura beau défendre sa volonté de critiquer le racisme par une parabole, la polémique devient un nouveau point d’ancrage pour le cliché d’un rap anti-france. Malgré lui, le rap est ainsi devenu porteur de nombreux clichés qui, bien qu’infondés, semblent difficiles à dissiper.
Et quand est-ce que ça change?
Tout cela pour dire que le cliché vociféré par un tonton bourré est le résultat de la représentation distordue du rap à travers les filtres médiatiques et politiques. Après ce sombre constat, je me sens obligé de finir sur quelques lignes positives. Certaines tendances semblent s’inverser et le rap paraît être de mieux en mieux représenté auprès du grand public. Ainsi, Bruno Laforestrie, directeur de la radio Mouv, déclarait en 2019 qu’il n y avait plus de logiques d’ostracisme à l’encontre du rap. Le rap accède également à un public de plus en plus large en imprégnant de nombreux autres styles musicaux. En se rapprochant du public qui le connaissait mal, le rap a toutes les chances de faire sauter ces clichés infondés.
D’ici là, continuez à écouter du rap et à en parler autour de vous. Et n’oubliez pas: les clichés – comme les chiffres, mentent; pas la qualité !