Si j’évoque le Japon, les images qui vous viennent en tête devraient osciller entre samouraïs, métropoles bondées et mangas. Dans tous les cas, il est peu probable que vous associiez le Japon avec un rap en plein essor. Je souhaite vous inviter, par cet article, à découvrir cette nouvelle scène. Pourquoi aller chercher du hip-hop en Asie, me direz-vous : la France, l’Amérique du Nord et l’Angleterre produisent déjà une quantité impressionnante de rap de qualité? Qu’est-ce qui justifie d’ajouter des titres japonais dans vos playlists? La réponse est simple : le rap japonais défonce.
Si tu as besoin de plus d’arguments, attache ta ceinture, on va voir ça ensemble.
L’émergence du mouvement
Commençons par un petit peu d’histoire. Le mouvement débarque sur l’archipel à la fin des années 80, par le biais de la danse et du DJing, en suivant une trajectoire similaire aux débuts du hip-hop en France. Les premiers groupes comme Scha Darra Parr émergent et connaissent un succès suffisant pour que le hip-hop survive au Japon et se développe au cours des années 90. Toutefois, si il parvient à s’ancrer dans la culture japonaise il peine à s’extraire de l’underground. Dans les années 2000, un tournant crucial s’amorce pour le mouvement alors que la scène rap se bat pour se faire une place face à la J-Pop omniprésente. L’anthropologue Ian Condry, observateur important de cette période, décrira avec brio les efforts des artistes japonais pour s’approprier le rap tant au niveau linguistique que culturel. Ce sont ces efforts qui permettront au hip-hop japonais de résonner avec plus de justesse auprès d’un public plus large.
Le tournant des années 2000
C’est dans cette décennie que le rap japonais commence à s’exporter grâce à des artistes comme Nujabes et Shing02 et à leur travail pour la bande originale de l’anime Samurai Champloo. Ces titres permettent aux auditeurs internationaux de plonger dans un courant à part entière en plein essort. En effet, si le rap japonais suit encore les codes imposés par les américains, il réussit à s’en affranchir pour intégrer des sonorités, des thèmes et une imagerie ancrés dans la culture nippone.
C’est à cette époque aussi que la scène se diversifie pour s’ouvrir à différents sous-genres. Ainsi, aux côtés de la trip-hop jazzy, et anglophone, de Nujabes, on trouve des groupes comme OZROSAURUS qui se réapproprient le rap gangsta et l’esthétique californienne à la sauce japonaise. Entre gangster et samouraï, cette décennie voit donc l’émergence d’un mouvement qui adopte les codes du rap tout en s’affranchit peu à peu des empreintes de la culture américaine.
It-G Ma, un buzz global
Dans la décennie 2010, la J-Pop et la K-Pop explosent en dehors de leur pays respectifs et s’installent durablement dans notre paysage musical avec des succès internationaux comme Gangnam Style ou Ponpon. C’est peut-être ce contexte qui favorisera l’essor d’un single rap rassemblant rappeurs coréens et japonais. It-G Ma sort en 2015 et connaît un gros succès grâce à son esthétique unique, à sa rythmique trap et aux flows sombres développés par Keith Ape, KOHH et leurs conssors. Ce clip comptabilise aujourd’hui plus de 70 millions de vues et a même eu droit à un remix avec des pointures de la scène Américaine. Ce succès participe à mon sens au lancement d’une nouvelle ère pour le rap japonais qui commence à jouir d’une plus grande popularité et peut davantage s’ouvrir à l’extérieur.
L’arrivée d’une nouvelle génération?
C’est sur It G Ma que je découvrais KOHH, qui était alors en train de sortir DIRT, un album trap résolument sombre dont les bangers figurent encore parmi mes morceaux préférés. Je fus saisi lors de ma première écoute par la maîtrise technique d’un genre qui arrivait tout juste à maturité dans l’hexagone.
Des artistes comme KOHH, Dutch Montana, C.O.S.A. ou Loota ont participé à l’essor d’une nouvelle génération. Une génération qui parvient à maîtriser suffisamment les codes du rap et de la trap pour s’en affranchir et jouer avec. Une génération qui cherche à s’ouvrir au monde, comme. En témoigne l’ouverture de ce morceau, Donut, figurant sur le dernier album de JP The Wavy: “東京、アシア、アメリカから今行くよ” :
“Tokyo, Asie, maintenant j’arrive en Amérique”.
La langue est elle une barrière?
Avant d’aller plus loin et de vous présenter quelques artistes qui méritent votre attention immédiate, il me semble important d’aborder un sujet évident : la langue. Certes, vous ne comprenez sûrement pas le japonais, mais est-ce vraiment un obstacle? Que compreniez-vous du rap anglophone lors de vos premières écoutes d’Eminem ou de Biggie? Est-ce que la musicalité n’est pas suffisante pour profitez d’un morceau? Et sur ce terrain là, le japonais se défend très bien, presque mieux que l’anglais ou le français à mon sens.
Priorité à la musicalité
En effet, la langue de l’archipel repose sur un alphabet syllabique de 26 sonorités. Une structure qui donne énormément de possibilités pour jouer avec les sons et construire des multisyllabiques pouvant renvoyer Nekfeu au bac à sable. La musicalité étant devenue tellement importante dans l’équilibre des morceaux, je pense que le rap japonais mérite votre curiosité. Par ailleurs, une part grandissante des artistes japonais incorpore des phases et couplets en anglais dans leurs morceaux. C’est par exemple le cas de Miyachi qui joue sur les incompréhensions entre japonais et anglais dans son morceau Wakarimasen.
Dépasser toutes les barrières
Au-delà de la musicalité, si je vous invite à dépasser la barrière de la langue pour découvrir cette scène c’est aussi pour sa versatilité. Les artistes japonais semblent s’être affranchis des barrières entre les genres ou des soucis de street-cred ; ce qui leur a permis d’atteindre une grande flexibilité dans leur création. Des artistes comme SALU n’hésitent pas à naviguer entre le rap, le R’n’B et la pop tout en se mélant avec des artistes résolument underground comme Kan a.k.a. GAMI sur certains morceaux comme Lifestyle.
Plus radicalement, Awich est parvenue à rassembler sur un même album, Partition, des morceaux trap, des ambiances reggaeton et des prods inspirées du rock ou du jazz.
Une multiplication de genres
Cette absence de barrières a également permis au hip-hop japonais de s’enrichir d’une grande diversité de genres se basant sur les codes du rap tout en s’inspirant d’autres courants. J’évoquais plus haut les morceaux rap/pop de SALU qui s’ancrent dans la scène J-pop, mais ce type de syncrétismes existe avec de nombreux autres styles. Ainsi, Shima, Maco Marets ou Mamiko Suzuki délivrent des morceaux à mi-chemin entre la variété, la soul, le jazz et la boom-bap pour créer des ambiances relaxantes et franchement dépaysantes. A l’anti-thèse de cette mouvance, les SHUSHIBOYS ont intégré ses sonorités hard tock, encore triomphant au Japon, dans leur dernier album, Noise Collection.
Plus loin que l’écoute?
Au-delà des nombreux artistes et titres à découvrir, je pense que la scène japonaise peut apporter beaucoup à notre propre mouvement. Un hip-hop ancré dans une autre culture peut inspirer de nouvelles sonorités à la scène française. A l’heure où Kekra, PNL ou Ateyaba puisent dans l’imagerie japonaise, pourquoi ne pas imaginer travailler avec des artistes de l’archipel?
On pourrait facilement imaginer des collaborations avec des beatmakers de l’archipel comme JJJ ou Chaki Zulu, voire carrément des feats avec des rappeurs et rappeuses japonais(e)s. L’identité visuelle de la scène japonaise pourrait également inspirer des artistes français, qui par ailleurs semblent de plus en plus prêt à affirmer de nouvelles images et influences. Selon moi, le secret de l’imagerie des clips nippons tient encore une fois à leur habileté à user de certains codes tout en s’affranchissant des barrières.
C’est cette maîtrise qui pourrait, à mon sens, inspirer plus d’artistes dans notre scène.
Notre télescope s’est déjà posé sur de nombreux artistes s’inspirant de sphères extérieures au hip-hop. Je ne peux qu’encourager cette volonté de s’affranchir des barrières qui à terme ne peut qu’enrichir notre propre scène. Pour toute ces raisons, je vous encourage à mettre du respect sur le rap japonais ; et ne vous étonnez pas si le télescope de New Tone s’égare de temps en temps sur la scène japonaise et asiatique.
Je vous laisse avec un album commun de AKLO et NORIKIYO, qui s’intitule New Drug et qui est annonciateur de ce que le rap japonais pourrait devenir pour vous.